L’essayiste portugais Eduardo Lourenço vient de mourir à l’âge de 97 ans. Grand spécialiste de l’écrivain Fernando Pessoa, à qui il a consacré de nombreux livres de référence, il était l’une des plus brillantes figures intellectuelles son pays. Parfois surnommé l’« Edgar Morin portugais », il a été aussi comparé à Jorge Luis Borges. Philosophe de formation, Lourenço, a notamment publié une Mythologie de la Saudade (Chandeigne, 1997 ; 4e éd., 2019), où la saudade, un mot portugais intraduisible décrivant un sentiment à mi-chemin de la nostalgie et de la mélancolie, devient le fil d’Ariane de toute la littérature et de l’histoire de son pays.
Son éditeur et ami Michel Chandeigne lui rend hommage et nous offre un beau texte inédit de ce philosophe poète.
L’essayiste Eduardo Lourenço est né le 23 mai 1923 au Portugal, dans un village des environs de Guarda. Il est s’est éteint à Lisbonne le 1er décembre 2020, à l’âge de 97 ans. Sa naissance n’ayant été déclarée en ville que le 29, il s’amusait de ce que que sa vie avait commencé par « six jours d’inexistence » !
Après avoir quitté le Portugal pour l’Allemagne en 1953, il a accompli l’essentiel de sa vie professionnelle en France, d’abord à Montpellier de 1956 à 1958, puis, après un bref séjour à Salvador de Bahia au Brésil, à l’université de Grenoble de 1960 à 1965, et enfin à l’université de Nice jusqu’en 1989, où il achève sa carrière en tant que maître de conférences. Il exerça ensuite des fonctions de conseiller culturel à Rome.
Grand spécialiste de l’écrivain Fernando Pessoa, à qui il a consacré de nombreux livres de référence, il était depuis des décennies la plus brillante figure intellectuelle son pays. De formation philosophique, il avait élargi très vite ses domaines de réflexions et s’était intéressé à tous les aspects de la vie culturelle, sociologique et politique du Portugal, du monde lusitanien, de la France et aussi de l’Europe, dont il était l’infatigable et imprévisible commentateur, avec un parcours qui n’est pas sans rappeler celui d’Edgar Morin dont il fut l’ami. La Fondation Calouste-Gulbenkian de Lisbonne a entrepris depuis quelques années la publication systématique de son œuvre (50 volumes prévus). Il avait reçu le prix européen de l’essai Charles-Veillon en 1988 et le prix Camões (le prix littéraire le plus important du monde lusophone) en 1996.
La pensée d’Eduardo Lourenço était complexe, mais son écriture toujours allègre, et son humour et son goût pour les paradoxes l’ont souvent fait comparer à Jorge Luis Borges. Lourenço disait d’ailleurs par boutade qu’il avait toujours eu l’impression de n’écrire que des « Fictions ». En France, il s’est principalement fait connaître avec L’Europe introuvable (Éd. Métailié, 1991 ; rééd. 2010) et Mythologie de la Saudade (Chandeigne, 1997 ; 4e éd., 2019), où la saudade – un sentiment décrit uniquement par la langue portugaise, entre la nostalgie et la mélancolie – devient le fil d’Ariane de toute la littérature et de l’histoire du Portugal. En 2015, enfin, Gallimard publie Une vie écrite, anthologie dirigée par Luisa Braz de Oliveira sur deux thèmes majeurs de son œuvre : l’Europe et la poésie.
Le texte suivant, révélateur de son style et de son champ de pensée, est un extrait inédit de son journal. À l’époque de sa rédaction, en 1983, Eduardo Lourenço était âgé de 60 ans :
« Ce n’est qu’à l’heure de notre crépuscule que nous découvrons, enfin, que nous avons été au paradis et que nous allons le perdre. Nous n’avons pas été surpris d’être accueillis par un soleil qui nous attendait depuis des milliards d’années, par la fraîcheur des rivières et des prés, par le doux silence des forêts ; nous n’avons même pas reconnu l’arbre de la vie planté au beau milieu de la création. Maintenant que je me tourne vers le côté sans ombre, je reconnais mieux le torrent de lumière qui inonde mon dos et nimbe le souvenir de chacun de mes pas sur la terre battue ou l’asphalte de la nuit. En ce passé évoqué comme une mort s’égouttent les sources ténues de l’enfance, plus évanouies encore par ma faute. Parce que je n’ai rencontré personne pour me dire que je vivais au milieu du paradis, entouré d’anges aussi visibles que des poteaux télégraphiques, et incapable de trouver le mot qui aurait pu nous rendre semblables à la face de Dieu qu’ils me cachaient pour m’aider à vivre. C’était donc là le misérable secret qui m’avait occupé au long de tant de nuits de veille stérile, causé tant de fatigue à la recherche de ce que je n’avais jamais perdu ? J’étais au paradis, je suis au paradis, autrefois, maintenant, mais pas pour toujours. Mon paradis est cloué de l’extérieur, comme un cercueil, ouvert sur le néant comme une falaise sur l’abîme. »
Vence, septembre 1983 Traduction de M. Chandeigne
Bibliographie en français d’Eduardo Lourenço Une vie écrite (Gallimard, 2015) Mythologie de la Saudade. Essais sur la mélancolie portugaise (Chandeigne, 1997 4e éd. 2019) La Splendeur du chaos (L’escampette, 1998) Camões 1525-1580 (L’escampette, 1994) Fernando Pessoa, roi de notre Bavière (Chandeigne, 1993) Montaigne ou la vie écrite (L’escampette, 1992 ; rééd. 2004) L'Europe introuvable. Jalons pour une mythologie européenne (Métailié 1991 ; rééd., 2010) Pessoa, l’étranger absolu (Métailié, 1990) Le Miroir imaginaire. Essais sur la peinture (L’escampette, 1981)
Fonte: philomag. «Mort d’Eduardo Lourenço, l’“Edgar Morin portugais”». Philosophie magazine. Acedido 5 de Julho de 2021. https://www.philomag.com/articles/mort-deduardo-lourenco-ledgar-morin-portugais.